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Pages de Buenos Aires

Photo du rédacteur: Manuel-Antonio MonteagudoManuel-Antonio Monteagudo

Dernière mise à jour : 26 mai 2018

Personne n'ignore que le Sud commence de l'autre côté de la Rivadavia. Dahlmann insistait qu'il ne s'agissait pas là d'un simple dicton et que quiconque traversait cette rue accédait à un monde plus vieux et plus vigoureux.” -El Sur, Jorge Luis Borges

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Comment serait mon Buenos Aires sans Sábato et sans Borges?


Je devais payer ma dette. Comme Paris pour les porteños, Buenos Aires était la ville qui hantait mes rêves, en s'insinuant dans mes lectures. Je sentais déjà la nostalgie de ses quartiers, intoxiqué par les souvenirs de ses auteurs.


C'est sans doute pour cela que j'y passai ma première journée enfermé la Bibliothèque Nationale, en relisant des livres avec une carte sous la main. Devant moi, la baie vitrée dévoilait un horizon de parcs et de clochers que j'étais incapable de nommer. Je voyais la nuit arriver tandis que, pour la dernière fois, je parcourais la ville entre les pages d'un roman.


Je laissais la bibliothèque en empruntant des rues inconnues, mais avec une carte remplie de sentiers.


Le lendemain, je prendrais les routes du Buenos Aires de mes livres, en suivant les pas de ses personnages, et, peut-être, en respirant un peu de la ferveur et de la mélancolie de ses auteurs.


***


Allongés sur le plancher d'un belvédère, Alejandra et Martín écoutent un disque en silence. Le garçon se morfond amèrement, tandis qu'elle s'oublie en comptant les fissures sur le toit. Seuls dans cette chambre suspendue sur une villa délabrée, ils sont une tragédie parmi d'autres, cachés dans le quartier délabré de Barracas. La nuit tombe lentement sur le vieux Buenos Aires, dans des rues qui ne sont plus un village, mais qui sont à peine une ville. Petit quartier de palaces en ruines, terre d'ouvriers et d'étudiants, où l'on peut encore écouter les murmures du port.


Pour arriver dans ce quartier mythique du roman Sobre héroes y tumbas, j'ai dû traverser l'étrange Centre de Buenos Aires. Sous ses immeubles hauts et gris, je sentais une certaine brise portuaire, humide et brumeuse, venue d'une rivière qui semblait cachée derrière les dépôts et les canaux. Dans ce monde de tours écrasantes, la place mutilée du Dos de Mayo tentait pathétiquement de m'offrir un peu de chaleur.

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Immeubles du Centre

Seul San Telmo semblait prêt à me rasséréner. Ses vieilles ruelles, à demi démolies, renvoyaient quelque peu à ce Buenos Aires des livres. Ses marcheurs flânaient entre des cafés, des librairies et des églises qui semblaient s'excuser pour la sévérité du centre.

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San Telmo

Mais je ne pouvais pas m'attarder dans le joli San Telmo. Il me restait encore une longue route jusqu'au belvédère de Martín et Alejandra, dans le quartier de Barracas. J'entamais une marche confuse, à la recherche de ruelles qui n'existaient plus, déplacées par les viaducs.


***


On dit que Buenos Aires a été fondée non loin du parc Lezama.


Aujourd'hui, ce n'était plus qu'un grand square poussiéreux, semé de statues oubliées. En voyant les colonnes du Musée National et les quelques maisonnettes qui l'entouraient, j'essayais d'imaginer l'aspect des lieux quand Sábato écrivait son roman. Martín était sûrement assis sur un de ces bancs le jour où il rencontra Alejandra. Les enfants qui jouaient dans le parc étaient sans doutes les mêmes, et ces mêmes vieillards y passaient l'après-midi devant un jeu d'échec. Malgré sa tristesse - peut-être à cause d’elle - le parc Lezama avait su conserver son esprit paisible.

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Un après-midi au Parc Lezama

Je reprenais ma route en quittant le square, à la recherche de mon belvédère. Sur la rue Hernandarias, je croisais des ruelles solitaires, des tristes arrière-cours de carrelages et de géraniums. Étrange sud de Buenos Aires, qui restait figé dans le temps des romanciers, en tombant patiemment en ruines.


N'importe quelle de ces maisons pouvait être celle d'Alejandra.

Chacune vivait sa vieillesse différemment : certaines laissaient que la poussière noircisse ses murs et ses vitraux, d'autres se barbouillaient de couleurs et de gravures. Des familles dînaient sur les rues désertes et des troupes de théâtre répétaient dans les carcasses d'une villa... Je ne distinguais aucune belvédère parmi les constructions, et je me demandais avec amertume si elle n'était pas la seule invention de Sábato.


Le quartier de Barracas s'essouffla subitement, en laissant place à une longue rivière nauséabonde. Je reconnaissais les tristes jambes en métal du Pont Avellanada, où Martin avait pensé mettre fin à ses jours.


Le soleil se couchait sur mon second jour, et je déambulais dans un quartier qui vivait de son oubli.

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Le pont Avellanada sur le Riachuelo

***


Comment comparer le Buenos Aires de Barracas aux cafés de l'avenue de las Heras, aux luxueux immeubles de l'Isla ? Comment passer des ruelles nostalgiques jusqu’à la solennité de la Recoleta, ses parcs et ses palaces ? Pourtant, ces deux Buenos Aires existaient déjà au temps de Sábato. Désormais, je traversais ces quartiers élégants à la recherche des aveugles.

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Sábato était formel : les aveugles se cachaient à Belgrano. Son personnage, Alejandro Vidal Olmos, l'expliquait parfaitement dans son Rapport sur les aveugles : cette confrérie perverse se réunissait dans les catacombes de ce quartier du nord, afin de conspirer contre l'humanité.


Belgrano. Je connaissais ce lieu grâces aux chansons de Spinetta et aux descriptions d'Oesterheld : un quartier serein, d'énormes arbres et de poésie adolescente. J'admets que j'ai ralenti ma marche, en me perdant entre les rails et les lacs de Palermo, de peur de le voir de mes propres yeux.


J'arrivais malgré moi au vieux Belgrano, et je souriais en sentant que ses grandes maisons et ses feuilles mortes évoquaient encore les mélodies du Flaco Spinetta. Je parcourais ses sentiers lentement, en suivant la marche des aveugles.

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Rues de Belgrano

Enfin, dans un croisement d'avenues, j'arrivais face à l'étrange église de l'Inmaculada Concepción. Je savais que les sordides catacombes des aveugles se cachaient sous ses entrailles, et je commençais à suivre consciencieusement le parcours du roman.

Je découvrais alors une plaque en bronze, protégée par un grillage, qui semblait commémorer l’œuvre de Sábato.


Ma myopie l'avait rendue indéchiffrable.


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