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Ceci tuera cela - la nuit de Notre Dame

Photo du rédacteur: Manuel-Antonio MonteagudoManuel-Antonio Monteagudo

Fatalité


Notre Dame de Paris en 1840. Daguerréotype de Noël Paymal Lerebours

En ces temps-là, les murs de Notre Dame parlaient encore.

Sur une des parois noircies de la cathédrale, Victor Hugo trouva le mot d'où jaillirait son roman. Gravée sur l'une de ses pierres calcaires, tirées des entrailles de Paris, une gravure solitaire se détachait comme une sentence : “ἈΝΆΓΚΗ”.

Cette parole grecque, inscrite en majuscules par une main oubliée, Hugo l’a comprise comme “la Fatalité”, la Destinée inéluctable et cruelle qui finirait par dévorer chacun de ses personnages. Dans le théâtre de vies déchirées qu'il mit en scène dans Notre Dame de Paris, seule la fière Cathédrale se détachait, à peine touchée par ces vies minuscules qui se mêlent, se dévorent, puis disparaissent.


Étrange décision d'exalter la majesté éternelle de Notre Dame de Paris, alors qu'elle agonisait piteusement aux abords de la Seine. La Révolution Française avait cru bon de décapiter les statues de sa façade ; deux générations plus tard, en 1831, les parisiens pillaient son trésor et ses vitraux pour signifier qu’ils ne voulaient plus de monarchie. Comme tant d’autres églises de la capitale, on envisageait de couper court à son agonie pathétique, en la démolissant.


Pourtant, ses parois marquées par l'Histoire avaient une éloquence qui captura l'imagination de Victor Hugo. On peut supposer que la gravure grecque est une invention de l’écrivain, mais la cathédrale était sans doute marquée toute entière par le sceau de la Fatalité, trônant comme une immense ruine romantique.

Si Hugo parlait des cathédrales comme des témoignages colossaux que des ancêtres oubliés nous ont légués, s'il poussa Claude Frollo à chercher des formules alchimiques sur le parvis des temples de Paris, c'est parce qu'il trouva dans les ruines de Notre Dame une épopée à déterrer.


J'ai lu Notre Dame de Paris avant de m'installer dans la ville. Je savais que la cité du roman n'existait plus ; pourtant, j'espérais y trouver quelque trace de son dédale médiéval.

Ma première déception vint quand j’appris que la cour des Miracles n'existait plus. Impossible de trouver les ruines chargées d'histoire que Hugo avait parcouru. Je ne songeais même plus à dénicher l' ἈΝΆΓΚΗ sur les parois lissées et protégées de la cathédrale.

Le peu qui subsistait de cette époque avait été remis en état, nettoyé et restauré jusqu'à la perfection.


Victor Hugo avait trop bien fait son travail. Son roman historique avait touché les esprits, qui entreprirent de sauver le peu qui restait du Paris du Moyen-Âge.

Quant à sa vieille cathédrale, elle devint l'emblème de la capitale, le cœur du pays, que l'on s'empressa de restaurer jusqu'à retrouver sa gloire passée. Fidèles aux tendances de l'époque, les restaurateurs, dirigés par l’architecte Viollet-Le-Duc, s'empressèrent de recréer une cathédrale suspendue en dehors du temps, et maquillèrent ses cicatrices jusqu'à les rendre invisibles.

La génération qui sauva Notre Dame de la ruine fut la dernière à l’entendre parler.


Jusqu’au soir où les rives de la Seine s’illuminèrent d’un feu du Moyen-Âge.



Le feu


Photographie de Manuel-Antonio Monteagudo

Personne ne traversait le pont Alexandre III sans s’arrêter face à la Seine. En cette soirée de printemps, on tournait le dos au coucher de soleil pour contempler la tâche rouge-sang qui grandissait sur une île oubliée. Notre Dame brûlait d’un feu immense et saisissant, qui élevait son toit jusqu’aux nuages.


Deux touristes m’accompagnaient, surpris par l’inimaginable lors de leur première visite à Paris. Nous marchions ensemble le long de la Seine, attirés par la catastrophe. Autour de nous, d’autres marchaient en silence vers le même horizon, plongés dans de sombres réflexions.

Je nous imaginais descendre jusqu’aux berges du fleuve, et emplir des seaux d’eau noirâtre pour aider à arrêter l’incendie.


Un homme aux allures de professeur marchait d’un pas vif, l’oreille tendue sur son smartphone, à l’écoute des journalistes qui commentaient l’incendie grandissant sous nos yeux. Dans un bus-boîte de nuit, arrêté pour céder place à la multitude, le DJ amusait les fêtards en plaisantant sur le drame.


Des bribes de paroles s’élevaient dans le silence, à mesure que les marcheurs comprenaient ce qu’il se passait. « Ils devront payer pour ce qu’ils ont fait, c’est la guerre » pestait un vieil homme à un jeune livreur. « Mais comment feront les commerçants ? » murmurait une femme à son mari. Une étudiante philosophait : « Ce n’est pas anodin, c’est une punition contre les crimes de l’Eglise ». Des adolescents goguenards savouraient leur apéro en plaisantant sur le feu de barbecue que leur offrait Notre Dame.


Certains marcheurs s’arrêtaient pour contempler les flammes, et pleurer.

Sans vraiment comprendre pourquoi, j’éprouvais une vague antipathie pour leur douleur.


Des cendres encore rouges virevoltaient sur nos têtes. Nous approchions du pont Saint Michel, et l’on pouvait désormais voir les immenses langues de feu monter derrière le parvis de Notre Dame.


Soudain, des barrières. Le rêve de sauver la cathédrale se brisait. Évidemment, cela ne pourrait pas arriver en France. Loin devant le monument, les pompiers faisaient face au feu, juchés sur des escaliers en métal pour atteindre la source des flammes.


Autour de nous, des voix chantaient. Des hommes et des femmes de tout âge entonnaient des cantiques religieux, tristes comme seuls les cantiques en français peuvent l’être.

Nous n’osions pas tous nous joindre à la mélodie, mais nous gardions tous les yeux rivés sur la cathédrale. Des volutes de fumée commençaient à sortir du clocher Sud.


Soudain, des cris d’horreur s’élevèrent dans la foule. Des flammes étaient apparues au cœur du clocher. S’il tombait, la façade entière s’écroulerait. On réalisait soudain que cette Éternité de pierre pourrait bientôt disparaître sous nos yeux.


Les cantiques se firent vigoureux, comme pour soutenir l’édifice de la seule force de leur mélodie. Loin devant nous, les pompiers semblaient s’agripper à la façade, déterminés à mettre un terme au va-et-vient des flammes.


Le moment dépassait le réel, atteignait quelque chose d’horriblement romanesque. Je pensais au siège de Notre Dame par les troupes de la Cour des Miracles : pas même cette armée de chair et d’acier, invoquée par Victor Hugo, avait pu terrasser la cathédrale.


Soudain les lueurs jaunes dans le clocher s’éteignirent.

Des silhouettes humaines avaient atteint le toit, et parcouraient les tours de pierre à la recherche de nouvelles flammes. Alors que ces figures héroïques illuminaient de leurs lampes le cœur meurtri de l’édifice, un vent de soulagement parcourut les quais de Seine.


Notre Dame tiendrait bon.



Après


On dit que le feu de Notre Dame nous a tous un peu tués. Quoi que l’on pense d’elle, le plomb de la vieille cathédrale sera resté dans le sang de ceux qui l’ont vu brûler.


Le matin après l’incendie, les ponts autour de la cathédrale furent envahis par les journalistes.

Impossible de prendre de ses nouvelles après la catastrophe. Notre Dame était cachée par une muraille de trépieds à caméras, l’île de la Cité était fermée aux flâneurs, et les ruelles de l’île Saint Louis étaient traversées de câbles et groupes électrogènes.

Malgré cet attroupement asphyxiant, il y avait quelque chose de rassurant dans l’odeur de bois brûlé que ramenait la brise matinale. C’était le parfum d’une cheminée médiévale, emplie de bois de forêts sacrées depuis longtemps disparues.


Lorsqu’un matin, mon bus dépassa la station Saint Michel-Notre Dame, tous les passagers se retournèrent pour contempler sa façade. Elle ne paressait porter aucune blessure, mais chacun la scrutait, attentif à sa présence.


La nuit où elle frôla la mort l’avait rendue comme plus grande et plus belle. Alors que d’immenses bras de métal grandissaient autour d’elle, on ne cessait de l’observer, conscients de sa mortalité.


Notre Dame retrouvait la parole. Redevenue fragile, nous étions tous à son écoute.


Pourtant, sans certitudes sur son futur, nous étions comme revenus au Moyen-Âge.

Faudrait-il la rebâtir à l’identique, ou devrions-nous lui laisser une trace de notre époque ?

Et comment donc trouver une architecture qui nous représente tous, et pas seulement la vision d’un artiste solitaire ?

Je commençais à comprendre les temps de sa construction, quand des générations se succédaient sans jamais la voir aboutie.


Mais ce dialogue passionné avec la cathédrale ne suscitait pas que de sympathies.

Ainsi, les dons faramineux pour sa reconstruction suscitèrent des vagues d’indignation, contre des mécènes beaucoup moins généreux envers les causes humanitaires.

Pourtant cet emportement me semblait creux, comme évitant de comprendre ce que représentait le monument.

On ne condamna pas Victor Hugo pour avoir raconté et défendu Notre Dame.

Elle était pour lui bien plus qu’une relique : c’était une fenêtre vers l’Éternité. Si l’émotion des donateurs peut sembler odieuse, elle est n’est que la preuve que l’Œuvre de Hugo avait conquis les esprits.



Aimer ce qui peut mourir


Photographie non créditée

Lorsque Notre Dame brûlait, j’avais méprisé autant les nihilistes qui riaient de l’incendie, que les fétichistes qui pleuraient sa mort comme celle d’une mère.


J’éprouvais davantage de douleur pour d’autres passés démolis dans l’oubli.

Les mémoires perdues avec les Mausolées de Tombouctou et les cités d’Irak me semblaient plus tragiques que la chute de la cathédrale parisienne.


Notre Dame avait en Victor Hugo son défenseur. Même en voyant le clocher entouré par les flammes, je savais que l’auteur la sauverait de l’oubli.

Mais l’œuvre de Hugo avait sa part d’ombre : comme Frollo le prédisait dans le roman, « Ceci tuera Cela » : la parole tuerait l’architecture. La restauration qu’il avait inspirée avait, dans son zèle, ôté la parole à la cathédrale, en la rendant éternelle et invisible.


Aujourd’hui, alors que nous attendons son retour, toute encerclée de barrière blanches et surveillée par les restaurateurs, Notre Dame semble à nouveau parler.

En mon for intérieur, j’espère que sa remise en état ne la rende pas à nouveau muette.


Faudrait-il alors cesser d’écrire ?

Devrions-nous cesser de sauver les ruines sous peine de leur ôter la parole ?


Plus nous connaitrons nos monuments, et plus nous pleurerons leurs morts. Plus nous chercherons à sauver, et plus nous les rendront muets.

C’est dans ce cycle d’amour et de détestation que les ruines renaissent dans nos esprits.


Tout comme les parois désormais fragiles de Notre Dame capturent nos imaginations, aucun murmure n’est plus immense que celui des sarcophages vides des Bouddhas de Bamiyan.


1 comentario


ROGER XAVIER
ROGER XAVIER
16 abr 2021

Très beau texte, Manuel ! Merci.

Je pense que ton attitude face à cet événement est d'une grande sensibilité, en évitant les extrêmes du cynisme et du fétichisme, comme tu le dis. Ton texte éveille de nombreuses questions sur notre relation et notre responsabilité envers les événements historiques, les monuments, les ruines et les civilisations disparues. Ça m’a fait penser à un tout petit texte de mon philosophe préféré, Walter Benjamin, lequel je cite ici pour peut-être entrer en résonance avec ton texte.


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