
Dans le crépuscule, cinq navires fatigués pénètrent des eaux sereines, semées d'îles et de précipices. Vespuccio, cartographe de la flotte, regarde à peine les côtes, émerveillé par les couleurs que prend le ciel pour les recevoir. Il se souvient des fresques d'une vieille église de Florence, et imagine les naufragés chrétiens qui, paraît-il, habitent déjà le Nouveau Monde. Tandis que des soldats plantent des croix de pierre sur les côtes, l'explorateur baptise ces eaux sur son journal.
La nuit tombait sur la Baie de Tous les Saints.
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Il est difficile de marcher dans Río Vermelho sans devenir aveugle. Le soleil se reflète impitoyablement sur les murs et les marches peintes à la chaux, et la mer est le seul repos pour les yeux. Ce quartier du sud de Salvador de Bahía est un petit dédale de collines couchées sur de longues plages. Tôt le matin, les seuls à profiter de l'océan sont les pêcheurs et les enfants qui se battent sur le sable.



Mais Río Vermelho est une Bahía miniature, qui mime les contrastes de la ville : de vieux immeubles côtoient des tours de ciment, et tout semble couvert d'un voile d'humidité et de verdeur. Les plages sont toujours vêtues de murs et colonnes blanches, qui se détachent de ce joyeux chaos. Des vieux bahianos s'appuient sur elles, en admirant le ciel bleu et la brise de la matinée.
À côté d'une digue s'érige une église décorée d'azulejos, orgueilleuse et vide. Face à elle, une maisonnette est visitée par des douzaines de pêcheurs, et de vieilles vendeuses l'entourent, en offrant roses et estampes aux marcheurs.
C'est la maison de Iemanjá, l'adorée déesse de la mer, Orixá la plus vénérée de Bahía, peut-être de tout le Brésil. Venue d'Afrique avec les esclaves Yorubas, elle est une mère pour beaucoup, et reçoit maints cadeaux en échange de bonheur et de prospérité. Réfugiée dans ce temple, à peine éclairée par les bougies et décorée par les offrandes, la statue témoigne d'une foi silencieuse.

Adorer les Orixás est courant parmi les Brésilien, même si les cultes les plus complexes du Candomblé restent un mystère. Pour les comprendre, il faut démêler les vrais rites des impostures, et révéler les dieux cachés derrière les saints : un labyrinthe qui tient les étrangers à distance.
La basilique du Senhor do Bomfim exalte le plus beau mélange de fois. Perchée sur une colline au Nord de Salvador, ses passerelles sont recouvertes de bandelettes de couleurs, nouées tous les jours par les fidèles. Depuis ses terrases décorées comme pour une fête, on observe un horizon de maisons appauvries, qui entoure les quartiers historiques et bourgeois. Dans ce temple couvert d'or et entouré de misère, on adore Jésus Christ et Oxalá, le créateur de l'Humanité.

Les ex-votos qui pendent du toit demandent de l'aide aux deux dieux, et les lettres remercient chacun d’entre eux pour ses miracles.
Les messes ne se terminent jamais au temple de Bomfim, et il est impossible de dire pour quel ciel prient les dévots.
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Le vieux Salvador de Bahía grandit sur une falaise, protégé de la mer et des regards indiscrets. C'est une vieille cité de temples et de palaces, fondée par des jésuites guidés par un naufragé affolé. Encore aujourd'hui, certains lieux, comme le couvent du Carmo, garde des traces de ces temps d'abondance.
Mais Salvador fut frappée par l'Histoire plus que n'importe quelle ville des Amériques. Cette terre d'arrogantes richesses fut envahie par des flottes hollandaises, mise à sac lors de guerres religieuses, abandonnée par ses vieux fondateurs. Et les siècles de mépris n'ont fait que renforcer son aura grandiose, presque mystique.


Quand Salvador cessa d'être la capitale du Brésil, son cœur africain s'est dévoilé. Les Orixas abandonnèrent leurs costumes de Christs et de vierges, et les vieux palaces et jardins gagnèrent de nouveaux noms et fonctions. Aujourd'hui, le vieux Bahía n'est qu'une île engloutie par un océan de maisons de ciment. Le terreiro de Jesus et le Pelourinho sont des places impeccables, parées d'Églises magnifiques, mais le cœur de la ville dépasse ses vieilles murailles.
Non loin des pierres du terreiro, une esplanade offre une splendide vue sur la mer, et la danse de ses bateaux. Quand le soleil commence à se coucher, les marcheurs s'arrêtent devant ce paysage incomparable, ou bien descendent le centenaire ascenseur Lacerda pour pouvoir toucher les eaux de la baie.

Ce soir, une étrange procession sort de la cathédrale, portant un Christ endormi, sans jeter un regard sur la côte. Vêtus d'habits coloniaux, les bahianos entonnent des psaumes lugubres, en supportant la chaleur. Avec eux, je passais par des recoins abandonnés, et des ruelles oubliées par les restaurateurs. Le vieux Salvador, fier de son histoire ancienne et puissante, se permet d’ignorer ses moments de misère.
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Sous les eaux de la Baie de Tous les Saints repose une vieille épave. Il y a déjà quatre siècles, un Galion sombra dans les eaux de l'anse, emportant avec lui sa charge d'argent et de rosaires. Les vies et les joyaux perdus cette nuit là nuit éveillent encore l'imagination des enfants bahianos, qui nagent dans les plages en espérant apercevoir quelque diamant caché.
Parmi les rochers léchés par les vagues, la forteresse de Barra surveille les eaux qui ont terrassé le Galion. Selon certains, ce vieux fort serait la construction européenne la plus vieille du continent. Ses fondations seraient l’œuvre d'un Portugais pressé de laisser une trace de son passage.


Barra est un mirador accroché aux eaux de Bahía. Son esplanade de pierre noire sonde les vagues et la lointaine île d'Itaparica.
Je n'oublierai jamais le coucher du soleil dans cette mer.
Entre ses murailles et ses tours, j'ai vu le ciel et les nuages se peindre de sang. Sur ce monde qui n'était que pierre, océan, ciel bleu, se dessinait une aquarelle rouge, orange, jaune et pourpre, de couleurs si distinctes que l'on oubliait la nuit qui venait.
L'horizon, l'île, les montagnes, ces nuages ardents, se transformaient en un fil de couleurs exaltantes, douloureuses, magnifiques.
Pour une raison que je ne conçois pas, tous les lieux que j'ai connu à Bahía semblaient façonnés pour accueillir les crépuscules: dans ce vieux fort entouré de roche, sur l'esplanade de la ville haute, ou dans une cascade la Chapada Diamantina.
Une terre qui abandonne le soleil en l’entourant d’une beauté inexplicable.
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